beatitudes
Homélie du 13 février 2022

Même si on ne comprend pas tout, même si le texte est parfois énigmatique, on ne lit jamais cette page d’évangile, qu’on appelle les béatitudes, sans une sorte d’émotion, de tressaillement, d’écho intérieur.

Oui, ces mots ont une résonance particulière. D’abord parce que c’est une promesse de bonheur, que Jésus fait à ses disciples : cela ne peut pas nous laisser indifférents. En même temps c’est un bonheur étrange, étranger aux valeurs et aux rêves du monde. Un bonheur qui naît dans la pauvreté, la faim, les larmes, les exclusions et les insultes. Mais cela aussi nous touche, car d’une manière ou d’une autre nous sommes tous passés par là, ou nous y passerons un jour ; cela ne nous est pas étranger.

À vrai dire, nous connaissons davantage les béatitudes selon la tradition de saint Matthieu : 8 béatitudes (certains disent 9, mais la 9ème est un développement de la 8ème), chiffre du « plus que parfait » (7 est la plénitude). Dans la tradition de saint Luc, il y a 4 béatitudes, chiffre de l’homme et du monde. Mais surtout elles sont renforcées par leur antinomie, les malheurs (surtout ne pas traduire les malédictions ! Dieu ne maudit pas, Jésus dit sa désolation, littéralement ouaï : hélas !). L’autre différence, c’est que dans Matthieu Jésus parle comme un sage qui enseigne, « Heureux les pauvres de cœur », et dans Luc comme un prophète qui interpelle, « Heureux, vous, les pauvres ».

Il y a encore une différence pour raconter la rencontre entre Jésus et la foule. Selon Matthieu Jésus monte sur la montagne et les gens le suivent. Selon Luc il descend de la montagne et rejoint les gens sur un terrain plat. Ne me demandez pas de choisir ! Les deux sont vrais et se complètent. La Parole de Dieu descend sur nous et nous rejoint, mais en même temps elle a besoin de notre adhésion, elle nous tire vers le haut.

Revenons à saint Luc. Où donc est le bonheur ? Une grande part de nos soucis quotidiens sont « combien ça coûte ? » « qu’est-ce qu’on va manger ? » « comment faire pour s’amuser ? » « est-ce qu’on m’aime, est-ce que j'ai du succès ? » C’est ce que j’appellerais des petits bonheurs. Des bonheurs trop petits pour le cœur de l’homme et plus encore pour le cœur de Dieu. Dieu ne méprise pas ces petites choses. C’est la vie. Mais d’un côté (côté « malheureux ») il nous dit que cela est du provisoire, et que si on en fait une idole elle va se fracasser un jour – en particulier le jour de la mort, jour du grand dépouillement et du deuil de beaucoup de choses.

Et d’un autre côté (côté « heureux ») Dieu espère pour nous davantage. C’est pourquoi l’expérience de la pauvreté, dans un domaine ou un autre, nous ouvre à la vraie richesse, celle du Royaume. Une richesse à partager. La faim, le désir, l’insatisfaction nous ouvrent à la vraie nourriture, le Pain de vie, le pain de la parole et de la présence de Dieu. Un pain à partager. Les larmes nous ouvrent à l’Esprit consolateur et à la joie de Dieu, cette joie que personne ne peut nous enlever (Jn 16, 22). Une joie à partager. L’incompréhension et la persécution nous ouvrent au témoignage prophétique – vous savez qu’en grec cela se dit « martyre ». Témoignage du pardon, de l’amour des ennemis, de la fidélité jusqu’au bout, de l’offrande.

Ces béatitudes anticipent en quelque sorte la résurrection. C’est un dernier secret des béatitudes qu’il faut souligner. Le don de Dieu est annoncé au futur : Vous serez rassasiés, vous rirez, vous aurez une récompense dans le ciel… Mais dans la première béatitude (pour Luc comme pour Matthieu) le Royaume est au présent : Il est à vous, il vous appartient ! Autrement dit, nous sommes « en marche » (c’est ainsi que Chouraki interprète Heureux, à l’écoute de l’hébreu), en marche vers la joie éternelle, la lumière éternelle, l’amour éternel. Mais l’éternité est déjà présente au cœur de ce monde et au plus profond de notre propre cœur. En effet, comme saint Paul le dit avec force : Si nous avons mis notre espoir dans le Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes (1Co 15, 19). Mais quelques lignes avant : Si le Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vide, votre foi est vide (1Co 15, 14). Ce n’est pas pour rien que nous croyons, ce n'est pas dans le vide que nous espérons. Bienheureuse pauvreté, qui ouvre nos cœurs au don de Dieu, caché mais présent, en attendant le jour où il sera pleinement dévoilé.