Ces larmes « salutaires », au sens fort du mot, nous font penser à la pécheresse qui pleure aux pieds de Jésus, dans la maison de Simon, le pharisien (Lc 7, 36-50). Faut-il l’identifier avec Marie de Magdala, qui est citée quelques versets plus loin (8, 2), parmi les femmes disciples qui accompagnent Jésus et l’assistent de leurs ressources ? Et même avec Marie de Béthanie, la sœur de Lazare, qui répète – ou recopie ? – le geste de l’onction avant la passion (Jn 12, 3) ? Je n’entrerai pas dans ce débat, les avis sont partagés. Je propose de lire ce récit pour lui-même, de l’écouter et de regarder la scène. Un récit plus énigmatique que le résumé qu’on en fait habituellement. 

La traduction liturgique dit : une femme de la ville, une pécheresse. Mais Luc a écrit l’inverse : une femme, une pécheresse de la ville. Cela en dit long sur sa réputation… Notons que cette femme ne connaît pas Jésus, elle en a seulement entendu parler. Jésus, de son côté, ne lui a rien dit et ne lui a rien fait. Tout se passe en silence, tout se passe à l’intérieur, pour lui comme pour elle. Pour elle, c’est bien un aveu, une « confession » – mais, en même temps, c’est déjà une action de grâce. Du côté de Jésus, c’est bien un pardon : il accueille la pécheresse – et, en même temps, cette rencontre se prolonge, c’est une communion qui dure, comme en témoignent les verbes à l’imparfait : elle essuyait ses pieds avec ses cheveux, elle les couvrait de baisers, elle répandait sur eux le parfum… Il ne faut surtout pas renverser l’ordre du récit, en traduisant le verset 47 : ses péchés sont pardonnés parce qu’elle a beaucoup aimé. Il faut comprendre : elle est pardonnée, puisqu’elle a montré beaucoup d’amour. Car celui à qui on pardonne peu montre peu d’amour.

Il y a aussi les larmes de Simon Pierre, après son triple reniement. Au chant du coq, c’est-à-dire au lever du jour, Pierre, pour la troisième fois, dit qu’il ne connaît pas Jésus – au moment même où Jésus traverse la cour, car après les débats nocturnes on l’emmène au Sanhédrin, qui ne peut se réunir qu’en plein jour. Leurs regards se croisent… Misère et miséricorde. Pierre pleure amèrement, nous disent Matthieu et Luc (pikrôs). On peut noter que sa « pénitence » va être longue. Il sera finalement consolé par le triple « m’aimes-tu ? sois le berger de mes agneaux » (Jn 21). Jésus réveille la tristesse du péché, mais c’est pour la guérir… 

Il y a bien des raisons de regretter ses péchés : la honte, la déception, la peur du jugement (de Dieu ou des autres), la colère contre soi-même, la répétition qui sous-entend une faiblesse, ou un lien, voire une addiction. On peut ajouter cette réaction courante, qui est le reproche à soi-même : tu n’es pas fidèle à tes principes, tu n’es pas à la hauteur de ton idéal !

Mais la bonne raison du repentir, la vraie, est ailleurs. C’est ce qui faisait pleurer saint François d’Assise, de ville en ville : « L’amour n’est pas aimé ». Un jour, le saint curé d’Ars sort du confessionnal, en même temps qu’un pénitent. Ce dernier le voit pleurer : « Vous pleurez, monsieur le curé ? – Je pleure de ce que vous ne pleurez pas ». Cela rejoint la réflexion de Léon Bloy : « Il n’y a qu’une tristesse, c’est de ne pas être des saints ».

Nous ne sommes pas assez conscients de ce que c’est que le péché, du coup notre repentir relève des bonnes manières, plus que du cœur brisé et broyé ; de la rectification de l’agir plus que de la sanctification de l’être. Nous devrions demander la grâce de la contrition parfaite (même si l’imparfaite suffit pour être pardonné). « Plaise à sa majesté que nous ne redoutions que ce qu’il convient de redouter, en nous persuadant qu’un seul péché véniel peut engendrer plus de mal que l’enfer tout entier, ce qui est la pure vérité » (Thérèse d’Avila, Vie, ch. 25).

Avec constance et avec insistance, c’est ce que Marie demande dans toutes ses apparitions : Pénitence ! Pénitence comme sacrement et comme pratique pénitentielle, mais surtout comme conversion. Il en va de notre salut et du salut du monde – y compris son salut historique, car des cœurs mauvais font un monde mauvais. 

Pour les Pères de l’Église, le baptême des larmes rétablit la grâce du baptême d’eau et d’Esprit Saint. Ainsi les larmes amères du pécheur deviennent les larmes bienheureuses du pardonné.

P. Alain Bandelier, juin 2022