Oui, il y a des larmes de désolation, et elles attendent le Consolateur. Mais il ne faut pas oublier les larmes de bonheur ! Il faut même en avoir des tonnes en réserve, car le monde qui vient va être dur, semble-t-il.

Ces larmes bienheureuses sont inattendues, elles sont données gratuitement, elles viennent de plus loin que nous. En général, elles sont liées à une expérience intense, un moment de grâce. C’est par exemple un rendez-vous avec la vérité : après des années de recherche, de doute, de questionnement, une réponse vous est donnée, une révélation vous éblouit. Ou un rendez-vous avec la beauté. Je n’oublie pas le saisissement du père Paul Baudiquey, passionné de Rembrandt, commentant à la télévision le célèbre et immense tableau du retour du Fils prodigue, au musée de St Pétersbourg : il en pleurait ! Ou un rendez-vous avec la tendresse, comme des parents à la naissance d’un enfant. Ou la joie des retrouvailles, après une trop longue absence. Sans oublier les larmes d’adoration ou de reconnaissance…

Blaise Pascal, saisi une certaine nuit par la présence du Christ ressuscité, écrit quelques mots, qu’on appelle le mémorial. Il va plier ce petit papier et le coudre dans l’ourlet de son pourpoint, ce sera inoubliable : « Feu… certitude, sentiment, paix, joie, Dieu de Jésus Christ… Joie, joie, joie, pleurs de joie… »

« Le don des larmes » est un don du Saint Esprit, il est peu enseigné et peu répandu, mais il est inscrit dans la tradition spirituelle de l’Église. On retrouve ici la différence entre pleurer et verser des larmes Les larmes de l’Esprit Saint viennent du cœur et coulent au bord des yeux.

Cela me fait penser au récit de l’ange musicien, dans les Fioretti (traditions populaires sur saint François d’Assise). Comme saint François était très affaibli, et qu’il voulait réconforter le corps par la nourriture spirituelle des âmes, il commença à penser à la gloire sans mesure et à la joie des bienheureux de la vie éternelle ; et là-dessus il commença à prier Dieu, qu’il lui concédât la grâce de goûter un peu de cette joie. Il vit tout à coup un Ange d’une très grande splendeur, qui tenait de la main gauche une viole et de la droite l’archet. L’ange passa une fois l’archet sur la viole ; aussitôt une suave mélodie enivra de douceur l’âme de saint François et la fit défaillir, en l’arrachant à toute sensation corporelle, au point que, selon ce qu’il raconta ensuite à ses compagnons, il lui semblait que, si l’ange avait tiré l’archet vers le bas, son âme, par cette intolérable douceur, se serait séparée de son corps.

Oui, il y a une sorte de déchirement, en raison d’un écart trop grand : quelque chose de céleste vient habiter notre argile terrestre, au-delà des pensées intérieures et des sensations extérieures. C’est comme une anticipation de l’émerveillement éternel, le pressentiment de la pure Joie trinitaire. En effet, nous lui serons semblables, car nous le verrons tel qu’il est (1Jn 3, 2). Cette joie surnaturelle, je l’imagine volontiers brillant dans les yeux des bergers, instruits par les anges, venus à la crèche et contemplant l’Enfant. Je l’imagine aussi battant dans le cœur de Marie Madeleine, le matin de Pâques : « Rabbouni » (mon maître ! Jn 20, 16), avec le geste spontané de s’élancer pour lui prendre les pieds ou les genoux, non pour l’attacher à soi, mais pour s’attacher à Lui (cf. Mt 28, 9).

Mais c’est aussi (ou cela devrait être) la joie de n’importe quel fidèle, devant les deux « épiphanies » du Ressuscité, ces deux « visitations » de la Gloire. La première : la Parole de Dieu, dans ces moments de grâce où le Seigneur me parle et s’adresse à moi personnellement. Un verset de l’Écriture, un événement qui devient pour moi un appel ou une réponse, une parole intérieure… « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute. »

La deuxième : le saint Sacrement de la Présence, l’Eucharistie célébrée et adorée. Oui, Dieu est là, en personne, à portée de la main, à portée de regard. Hélas, on s’y accoutume, on y croit à moitié, on efface les signes de l’adoration. « Est-ce que tu te rends compte ? C’est le Seigneur ! »