En préparant les grandes liturgies des Trois Jours saints (le Triduum), j’ai pensé que c’était l’occasion d’une prédication cohérente, du jeudi au dimanche. Je voudrais ne pas me contenter de quelques commentaires successifs de la Parole de Dieu, mais contempler comment ces célébrations de la Sainte Cène, de la Croix et de Pâques nous plongent au cœur de notre vocation chrétienne, c’est-à-dire la foi, l’espérance, la charité. Ou plutôt (dans l’ordre du vécu) croire, aimer, espérer. 

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JEUDI SAINT : la grâce de croire

Il est grand le mystère de la foi ! Cette acclamation juste après la consécration est encore plus brève et percutante en latin :Mysterium fidei !

Chaque célébration de la messe nous met devant le Mystère par excellence, la plénitude du Mystère. Je dis « devant » je devrais dire « dedans » ! Mystère, non pas au sens de quelque chose de mystérieux. Dans la Bible le Mystère n’est pas quelque chose de caché mais au contraire quelque chose de révélé. Mystère de la foi, non pas au sens où la foi serait mystérieuse, ou serait un accès à des mystères. C’est l’inverse. C’est le Mystère qui est offert à notre foi. Qui suscite notre foi. C’est-à-dire notre adhésion heureuse, notre émerveillement, notre engagement.

« Si tu savais le don de Dieu » dit Jésus à la Samaritaine (Jn 4). Le don de Dieu n’est pas quelque chose, un cadeau ou un autre, une grâce à implorer, un « plus » à ajouter à tout ce que nous avons déjà. Écoutez le dialogue de Jésus et Nicodème : « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jn 3). Le don de Dieu, c’est quelqu'un, un Autre lui-même, Dieu né de Dieu, lumière née de la lumière, amour né de l’amour. Une personne. Une présence. Si vous n’avez pas réalisé cela, vous êtes chrétien par hasard ou par habitude. Et vous pourriez tout aussi bien être musulman ou hindouiste ou témoin de Jéhova ! Si on en reste au niveau de la religiosité latente inscrite au cœur de tout homme, au niveau des divers rites et mythes qui essaient de répondre à son besoin de sacré, pourquoi choisir une « bondieuserie » plutôt qu’une autre ? Il y a un saut vertigineux (mais en général ignoré) entre la religion et la foi. L’homme crée des religions. Dieu crée la foi. 

Le don de la foi est le don de cette présence. Et en même temps l’accueil de cette présence. Ce don est offert à tous mais beaucoup l’ignorent encore. Comment les éveiller, les réveiller, les conduire à la Rencontre ? Comment leur dire : Il y a désormais Quelqu’un dans ta vie, dans tes pensées, dans le plus profond de ton être comme dans le plus banal de tes gestes. Un infiniment grand, au-delà de toute mesure, et en même temps infiniment proche, « plus intime à moi-même que moi-même » disait saint Augustin. Recevoir le baptême, c’est vivre cette immersion en Lui, une sorte de noyade créatrice, en laquelle disparaissent mes médiocres idolâtries, mon autosuffisance prétentieuse, mes compromissions inavouables. Mais surtout de laquelle surgit un homme nouveau, un disciple prêt à suivre le Christ jusqu’à la mort, un humble et royal fils de Dieu.

Ce mystère de la foi se concentre en quelque sorte, se cristallise, s’actualise dans le sacrement de l’Eucharistie. Là concrètement il nous est donné et redonné, identique à lui-même et toujours nouveau, accomplissant la promesse qui clôt – ou qui ouvre à l’infini – l’évangile selon saint Matthieu : « Et moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde ». Permettez-moi de vous le dire : est-ce que vous y croyez ? Quand le prêtre redit ces paroles très saintes et refait ces gestes simples et solennels au nom même du Christ, que tient-il entre ses mains ? Quelque chose ou quelqu'un ? Un bout de pain béni ou la chair même du Crucifié Ressuscité ? Et vous, si vous communiez, recevez-vous sur les lèvres ou dans la paume de la main un objet religieux, un symbole, un gri-gri chrétien, ou votre Maître adorable ? Allez-vous prendre l’hostie (comme on l’entend trop souvent) ou prendre feu au feu de la Présence ? Dans ce sacrement Jésus ne se prête pas, il se donne. C’est pourquoi il demeure. Le don s’accomplit par la célébration. Mais il demeure et appelle notre adoration. L’adoration eucharistique est redécouverte aujourd’hui dans beaucoup de paroisses et de communautés (pas encore à Provins ni dans nos villages, quoique…). Elle est une communion prolongée, elle nous christianisepeu à peu.

Les chapelles, les églises, les cathédrales ont été bâties pour abriter le Corps du Christ. C’est-à-dire le peuple de Dieu, car vous êtes son temple véritable, construit de pierres vivantes. L’Eucharistie fait de chacun de nous et plus encore de « nous ensemble » une présence de Dieu en ce monde, un tabernacle vivant du Christ. Mais ce Corps à la fois social et mystique (lié par un lien divin) se nourrit du Corps sacramentel. Et le chœur de l’église est aussi son cœur. Image saisissante après la dévastation de Notre-Dame de Paris : entres les pierres écroulées et les bois calcinés, l’autel intact et la croix glorieuse ! 

En résumé : frères et sœurs, le monde a besoin de votre foi pour y croire !


VENDREDI SAINT : la grâce d'aimer

En relisant la passion selon saint Jean, on constate que le disciple bien-aimé insiste sur la liberté du Christ, une liberté souveraine. Il n’est pas le jouet des événements, il ne vit pas une sorte de fatalité. Il va au-devant de la mort, il le sait, il le veut. En disant « c’est moi, Je Suis », il prononce le Nom divin. C’est Dieu en personne qui est là, dans une faiblesse impensable, une vulnérabilité incommensurable, mais d’autant plus présent. Non pas pris mais donné. Livré. Devant cette autorité ceux qui viennent l’arrêter sont renversés (au sens propre et au sens figuré). En face de ses questions et de ses réponses tranchantes come le glaive, Anne, Caïphe, Pilate semblent balbutier. Sa royauté n’est pas de ce monde mais quiconque se laisse saisir par la vérité écoute sa voix et entend son appel. Il l’avait dit : « élevé de terre j’attirerai à moi tous les hommes ». Sa couronne d’épines est une torture odieuse mais elle demeure un couronnement, couronne glorieuse d’un amour royal. En effet, « ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout » (Jn 13). Ce qu’il avait dit la veille au soir à ses disciples, il peut se le dire à lui-même, en ce vendredi qui fut le jour le plus court du monde, les ténèbres ensevelissant tout dès le milieu du jour (Lc 23, 44) : « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15). Paul l’a compris, ou plutôt il en a fait l’expérience : « Il m’a aimé et s’est livré pour moi » (Gal 2, 20). 

La Passion du Seigneur, le sacrifice de l’Agneau véritable, le mystère de la croix, tout cela est incompréhensible si on ne voit pas que du début à la fin, et du plus intérieur au plus anecdotique, tout cela est une histoire d’amour, l’histoire même de l’Amour divin, qui s’est fait chair, qui a pris corps et visage, qui a aimé à en mourir. S’il est vrai que le Verbe s’est fait chair, il est vrai aussi qu’en son humanité crucifiée le Christ s’est fait Cri. « J’ai soif » est le cri de l’amour, à la fois affirmation, « Je t’aime » irrépressible, et appel lancinant : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? » (Jn 21). Si le Jeudi saint, Mystère de la foi, nous appelle à croire, le Vendredi saint nous appelle à aimer.

Aimer sous le signe du don. C’est-à-dire sous le signe de la Croix. « Ma vie personne ne la prend, c’est moi qui la donne ». La veille de sa passion, il a tout donné d’avance : « mon Corps livré, mon Sang versé », c’est tout son être, toute sa vie, tout lui-même. Il va encore donner sa Mère : voici ton fils. Il va enfin donner son esprit, en le remettant au Père. L’amour réel est autre chose que ce que nous appelons trop vite et trop facilement amour : amour de bas étage plus ou moins enlisé dans le désir, l’émotion, la passion, les grands sentiments, les bonnes intentions sans effet, le besoin affectif. L’amour réel coûte quelque chose – ce qui ne veut pas dire qu’il est douloureux, bien qu’il le soit parfois, encore moins qu’il est triste ! Aimer pour de vrai, aimer à la suite de Jésus, aimer selon le cœur de Jésus, est toujours sacrificiel. Je ne peux pas aimer sans donner, et je ne peux pas donner sans perdre. Même si cette perte est une bénédiction, une fécondité, une offrande heureuse – car « Dieu aime qui donne avec joie » (2Co 9, 7). Ma vraie richesse n’est pas tout ce que je possède, tout ce que j’ai gagné, tout ce que j’ai entassé. Mais tout ce que j’ai donné. Tout ce que je donne. Ou encore, plus exactement, à travers tout ce que je donne, le plus précieux est ce don premier et dernier, qui est, à son école, à son image, le don de moi-même.


SAMEDI SAINT : la grâce d'espérer

En cette veille du sabbat qui cette année-là coïncidait avec la Pâque, tout semblait fini. Jésus a dit « c’est accompli » et il a livré l’Esprit, inclinant la tête dit saint Jean, le témoin oculaire : il a vu ce dernier soupir, il a vu la tête perdre son tonus musculaire et retomber : le Maître est mort. Le coup de lance du soldat ne fait que confirmer l’évidence : ce n’est plus un corps, c’est un cadavre. On se dépêche de trouver un tombeau, un linceul, des aromates. On roule la pierre. C’est fini. Chacun peut rentrer chez soi, le cœur lourd, les bras ballants, tout espoir anéanti, tout avenir impensable, dans l’obscurité qui recouvre toute chose depuis la sixième heure. Ce n’était donc qu’un rêve ? Les miracles, les paraboles, les rencontres toujours bouleversantes, les paroles lumineuses (« jamais un homme n’a parlé comme cet homme » Jn 7, 46), ce regard qui délivre et qui appelle… Fini ? Mort et enterré ?

Une seule garde la foi et l’espérance en ce temps comme suspendu, en ces heures d’absence et d’angoisse, déjà annoncées quand l’enfant avait douze ans et avait disparu, pour être retrouvé le troisième jour, dans le Temple ; « il me faut être chez mon Père » avait-il dit. C’est vrai : il ne peut pas être ailleurs que dans le Père et tout est possible. Marie veille. C'est purquoi le samedi lui est dédié. Mais elle ignore l’avenir, elle ne se raconte pas des histoires. Elle attend. Elle n’attend pas quelque chose. Son attente n’a aucun contour, aucune forme. Marie ne fait aucun projet, elle n’a aucune représentation, aucun scénario. L’espoir n’est pas l’espérance. C’est (entre parenthèses) l’erreur fondamentale de tous ceux qui avec bonne volonté veulent rebâtir Notre-Dame de Paris. Ils en ont l’espoir, et même le calendrier, et déjà des projets de mainmise sur ce haut-lieu de l’Église et de la France. Mais ont-ils l’espérance qui a soulevé tout un peuple au XIII° siècle et élevé les cathédrales ? L’espoir n’est pas l’espérance. Au contraire, c’est dans le désespoir que surgit l’espérance. L’espoir attend des choses, l’espérance attend Dieu. 

Il y a comme un seuil de l’espérance, je veux dire une discontinuité. Ce que j’espère à mon échelle et selon mes plans, j’en suis responsable, j’y investis mes ressources et mes compétences, je cherche éventuellement des appuis et des concours, bref j’en ai la maîtrise, même si cela ne marche pas à tous les coups. Mais je ne peux pas vivre seulement de projet en projet. Et je ne peux pas oublier que mon ultime projet terrestre sera de mourir le moins mal possible… Non, j’attends autre chose. Qui n’est justement pas une chose. Quelque chose qui n’est pas en mon pouvoir. Mais qui cependant dépend de mon bon vouloir, de mon ardent désir, au minimum de mon acquiescement. Quel est donc l’objet ou plutôt le sujet de cette espérance ? Le Royaume des cieux, disent Matthieu, Marc et Luc. La vie éternelle, dit Jean. La bienheureuse espérance, dit Paul. La Jérusalem nouvelle, dit l’Apocalypse, là où il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, la Cité sainte qui n’a pas besoin du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’illumine et son flambeau c’est l’Agneau (Ap 21, 4 et 23).

C’est ce seuil de l’espérance qui est franchi par Jésus dans la nuit du samedi au dimanche. Il y a une discontinuité du récit. Selon saint Luc, le soir du vendredi, les femmes disciples ont accompagné Joseph, elles ont regardé comment le corps était disposé, elles ont préparé les aromates. Le troisième jour, « à la pointe de l’aurore » elles arrivent avec leur désolation, leur hâte de retrouver le corps du Maître et leurs vases de parfum. Mais la pierre est roulée, le tombeau est vide. Elles sont désemparées, dit saint Luc. En effet la discontinuité est totale. Elles ne peuvent pas comprendre ce changement non seulement de décor mais de pièce ! La résurrection de Jésus est un événement qui nous échappe totalement, qui s’est accompli sans témoins, dans le silence de cette nuit, et en même temps cet événement nous touche au plus profond de notre conscience de vivre et de mourir. De façon inattendue c’est dans notre propre cœur qu’une pierre a été roulée et qu’un espace nouveau s’est ouvert. Il y a désormais en ce monde familier une porte béante ouverte sur l’éternité. Cela ne change rien : la vie est toujours la vie, la mort est toujours la mort. Et cela change tout. Le moindre instant, le moindre geste, le moindre battement de cœur ou soupir de l’âme, tout est illuminé et éternisé par cette Présence du Ressuscité. Telle est notre espérance !

Frères et sœurs il est temps de réveiller notre espérance. Depuis trop longtemps on nous répète qu’il faut faire un monde plus juste et plus fraternel, cette formule revient sans cesse dans nos catéchèses, nos sermons, nos prières universelles. Ce n’est pas faux. Mais c’est une toute petite partie de la vérité, de la vraie espérance. Jésus n’est pas venu améliorer le monde. Il est venu sauver le monde. Là encore ne confondons pas nos espoirs d’un monde meilleur et notre espérance du monde à venir. Marx et d’autres nous ont reproché de faire rêver du Ciel au lieu de faire la révolution sur la terre. Mais justement en Jésus Christ le Ciel a visité la terre. Un amour neuf et pur et contagieux nous est offert. Il nous donne la grâce, la force, la lumière pour annoncer et préparer dès maintenant le Royaume. Comme le dit Mgr Schneider (évêque auxiliaire d’Astana) le grand problème migratoire de l’Église, c’est de permettre la migration des hommes de ce temps vers le Royaume de Dieu. Et son grand engagement pour le climat c’est de changer l’atmosphère étouffante d’un monde où Dieu n’est pas adoré et où la dignité de l’homme n’est pas respectée. Oui, sa mission est de répandre sur le monde le souffle de l’Esprit Saint. L’effusion de l’Esprit Saint est le fruit immédiat et permanent de la mort et de la résurrection du Christ : « Il souffla sur eux et dit : Recevez l’Esprit Saint ! » (Jn 20, 22). C’est le secret de notre espérance. Son âme. Sa certitude.