sacrifice

La première fois qu’on lit ou qu’on entend le chapitre 22 du livre de la Genèse, on est pris de vertige. Qui donc est Dieu ? Est-il vrai qu’il demande à Abraham d’immoler son fils bien-aimé, l’enfant du miracle, nommé Isaac (« rire à venir », un verbe au futur ; Gn 21, 3). Dieu donnerait-il d’une main pour reprendre de l’autre ?

Innombrables sont les commentaires de cette scène fascinante. Beaucoup essaient de justifier Dieu. Mais y a-t-il dans ce texte de quoi l’accuser ? Non, ce ne sont pas des versets sataniques ! D’autres tentent d’expliquer l’inexplicable. Mais en projetant sur ce récit difficile une interprétation plus facile, on risque de raconter une autre histoire. Par exemple : le sacrifice du premier-né étant chose courante dans l’Orient ancien, Abraham va comprendre que Dieu rejette cette pratique. Ou encore : holocauste (sacrifice total, où la victime est égorgée et brûlée) se disant en hébreu par le verbe « élever », « faire monter », on comprend que Dieu demande une offrande spirituelle.

Je préfère m’en tenir au texte, tel qu’il nous est donné, et tel que quelques versets du Nouveau Testament le relisent. Le récit est de toute beauté. Le suspense est maintenu jusqu’au bout : où est l’agneau pour le sacrifice ? Le dialogue du père et du fils est poignant. Plus encore le dialogue d’Abraham avec Dieu, tel que l’interprètent les rabbins : « Prends ton fils. – Lequel ? (il ne peut oublier Ismaël, le fils de la servante) – Ton unique. – L’un et l’autre sont fils uniques. – Celui que tu aimes. – L’un et l’autre sont bien-aimés. – Isaac ! » (Gn 22, 2). Pour le père, c’est un coup de poignard dans le cœur, bien avant que le couteau soit levé au-dessus de l’enfant. Comment ne pas penser au glaive qui transpercera l’âme de Marie, la Mère (Luc 2, 35) ? Donc au mystère de la Croix, ce jour qu’Abraham « a vu et il s’est réjoui » (Jn 8, 56). Et finalement au mystère de la Résurrection, car « il pensait que Dieu a le pouvoir de ressusciter quelqu'un d’entre les morts (He 11, 19).

« À cause de lui j’ai tout perdu » (Ph 3, 8) : Saint Paul n’a plus qu’une richesse, le Christ. La dépossession est le secret de l’amour. Elle est au cœur de l’amour trinitaire, car Dieu est trois fois Donation. Elle est la clé des huit béatitudes : un vrai bonheur ! Elle est la vocation des baptisés, « afin que notre vie ne soit plus à nous-mêmes mais à lui qui est mort et ressuscité pour nous » (cf. 2Co 5, 15). Elle est la grâce du mariage et de toute consécration : se donner. La cupidité est une idolâtrie (Eph 5, 5). On peut en dire autant de tout attachement possessif, non purifié, négation pratique du premier commandement : adorer Dieu seul. Voilà pourquoi le sacrifice est un passage obligé, une expérience fondatrice. Avec élan ou en traînant les pieds, dans la joie ou dans les larmes, par un arrachement violent ou par un détachement progressif, un jour ou l’autre il faudra dire à Dieu « je t’aime ». Non pas le dire. Le prouver.

Famille Chrétienne n° 2093